Les murs de la ville
(feuille d'infos de TLMD, #4, mars 2001)

La prison n'est qu'en apparence l'exception à la règle : le crime accompli ou l'innocence punie sont en fait la société toute entière, où chacun puni l'autre pour la faute d'exister et où quiconque pense est au moins une fois par jour traversé par la question : " pourquoi ils m'ont mis ici ? Qu'ai-je fait ? " et l'envie d'évasion , terriblement obsessionnelle, est la même que celle du détenus. Peut-être, même plus intense.

L'évolution du système pénitentiaire, avec la construction de nombreux nouveaux espaces de la peine, a démontré que ce n'est pas seulement de " plus d'humanité et de rééducation " mais au contraire d'affliction lucrative : la distance entre la ville et sa prison se réduit, la séparation avaient toujours été forte. L'habitant de la ville ressemble toujours plus (travail, famille, université, hôpital, discothèques, théâtres, stades) au détenu d'une prison modèle auquel on vient de temps en temps donner des permissions (fin de semaine, vacances, semaines blanches) avec l'obligation de rentrer les jours fixés, sans délais.
Même la " promenade " est le miroir d'une ville en prison, et de la prison à l'intérieur de la ville. Regardez les gens dans les zones piétonnières, fortifiées par la végétation comme par des gardiens, leurs monotones et tristes aller-retour dans les centres commerciaux chargés d'achats inutiles et quand même obligés, les gens surveillés par les cameras dans les magasins et dehors, obligés de passer par les détecteurs de métaux pour entrer dans une banque, obligés d'oblitérer le billet de train, de chuchoter à chaque instant l'ignoble sécrétion de l'identité personnelle qu'est le code fiscal, invention des camps.

Croyez-vous qu'il y ait une grande différence avec une prison ?

La cour de Newgate - où les prisonniers en uniforme tournent en rond, comme dans la fameuse gravure de Doré -, je la vois apparaître chaque foi que je parcours une zone piétonnière, pupille des maires préoccupées d'avoir, à l'intérieur de la grand prison urbaine, administrée par eux, un champignon aromatique, un jardin paradisiaque. Sommes nous vraiment sortis de la cour de Newgate ? L'avons nous enlevée pour toujours, ou seulement portée au lavage chimique, cet uniforme chiffré ?
Le model édénique inspirait, au XIXème siècle, l'inclusion des parcs dans l'enfer urbain naissant, lesquels même dans le nom veulent être des souvenirs du Paradis (parc est la contraction de paradis, en persan pardésh = jardin), dégradés par la suite avec le nom " d'aires vertes ". Mais que sont devenus, au fur et à mesure, ces faux morceaux de paradis ? L'arbre urbain (avenue ou jardin publique) n'est pas forêt, liberté, refuge, épanchement d'âme entre les différentes vies de l'homme, ce n'est rien d'autre que l'image de l'homme et l'image de l'homme s'identifie toujours plus cruellement à ce qu'il abhorrait de plus : les murs qui enferment et contraignent, la prison.

La nouvelle conception architecturale pénitentiaire (moins obscure, parfois plus respirable) fut inaugurée par le régime fasciste (expérimentée dans de petites villes) pour réduire la séparation entre ville et prison, destinées à former un seul amalgame totalitaire compacte.

Voyons la prison d'Orvieto, construite en 1936, année du triomphe maximum du fascisme : rien de diffèrent entre le Forum Italique, l'Université de Rome ou une quelconque Maison de la Jeunesse fasciste.

Mais la ville totalitaire exemplaire, [...], fut Littoria (Latina) où la prison de 1939 est un anonyme édifice de service, un vrai et propre avant-poste des futures périphéries. Et un moderne immeuble de périphérie vit une condition carcéral diffuse ; du rez-de-chaussée au dixième étage, la cuisine est partout la même : pâtes - viande - salade - massepain à Noël, tout comme dans une prison normale.

La différence est qu'une famille pauvre ne jette pas beaucoup de bouffe, conserve les restes, cuisine avec plus d'intelligence : la prison, comme la caserne, comme l'hospice, gaspille énormément, cuisine les même choses mais de manière infâme, jamais personne ne lécherait ces assiettes, qui sont souvent restituées pleines.

Dans les attitudes de nos démocraties libérales de cette fin de siècle il y a aussi ce prodige : on corrige pour ce qui est possible la condition spécifique carcérale, dans l'irrépressible dégradation de la convivialité et de la sociabilité en général à l'extérieur, dans l'abandon de la ville toute entière aux maladies dégénérantes, sans pouvoir rien faire pour empêcher cette inéluctable transformation de la totalité de l'ambiance urbaine en prison d'un autre temps, plongée dans l'électronique, remplie d'esclavage carcéral typique comme le viol, le chantage sexuelle, l'échange de faveur qui finit par être plus important et diffusé que l'argent.
Dans chaques coins de la ville, dans chaques heures du jour et spécialement dans les heures de la nuit, des millions de détenus urbains voient sûr l'écran les mêmes choses que des condamnés et des prévenus. Leurs mêmes juges font pareil, exultant de la même manière pour un but de leur équipe de football.

Aujourd'hui tout l'espace urbain est espionné, contrôlé, patrouillé, craint, suspecté, perpétuellement menacé. Au nom de la sécurité on est arrivé à la création, doucement, d'une prison technologico-militaire absolue. On peut dire que cette longue guerre ne cessera que pour laisser la place à une espèce de monstrueuse prison comme forme extrême d'une
protection " nécessaire ".

Et ceci sous une démocratie qui, sous la rhétorique égalitaire, dans laquelle elle s'habille, veut apparaître impuissante à empêcher - parce que c'est cela qu'elle veut et dont elle a besoin pour se conserver - que toute la ville des ses rêves devienne un espace carcéral de haute sécurité (donc sans souffle), où la circulation des individus ressemble toujours plus aux marches circulaires des détenus, à ces cours à hauts murs sans fenêtre ou résonnent au rythme des pauvres pas fatigués.

Traduit de la revue "Diavolo in corpo",
n° 3, Novembre 2000.