La Bolivie en flammes

Les journées d'émeutes qui ont eu lieu en Bolivie en février dernier sont un témoignage de plus de la guerre sociale présente dans le pays. En juin 2001, une grande partie des paysans endettés s'était déjà révoltée, les manifestations culminant par l'occupation de différents édifices gouvernementaux ainsi que celle de l'autorité bancaire. Les occupantEs s'étaient alors servi de cocktails molotov contre les flics et de bâtons de dynamite pour attacher les cadres séquestrés. Par ailleurs, depuis 1997 (date de la mise en place du plan " zéro coca " imposé pour le gouvernement bolivien sous la pression des Etats Unis), les affrontements opposant les paysans cultivateurs de coca à l'armée se sont multipliés. D'un côté, l'armée patrouille en permanence dans les zones concernées, arrêtant, torturant, violant et menaçant de mort, de l'autre, depuis plusieurs années, les paysans ont développé les blocages de routes comme mode d'action leur permettant d'instaurer un rapport de force. Ainsi, en janvier 2003, le barrage de Chimore qui a duré 14 jours a-t-il été réprimé dans le sang avec deux morts par balles, de nombreux blessEes, sans compter les arrestations. La réponse à cette répression est aussi une certaine forme de radicalisation des conflits, qui se manifeste notamment dans les assemblées régulières où reviennent des propos comme " contestar bala con bala " : répondre aux balles par les balles.

Bien que cela puisse paraître insolite, tout a commencé, lorsque la même police qui, d'habitude, réprime toute tentative de rébellion, a décidé ce jour là de se révolter. Peut-être est ce dû au fait qu'ils se sont rendus compte que pour une fois ils pouvaient se retrouver de l'autre coté, ou peut-être pensaient-ils qu'il n'y aurait pas d'autre police pour les réprimer. Ou peut-être est-ce encore parce que cette fois-ci la baisse de salaire les concernait qu'ils ont été tentés par la protestation.

Le dimanche 9 février, le gouvernement de Sanchez de Lozada (surnommé aussi Goni ou El Gringo) avait préparé un nouvel impôt de 12%, suivant bien sagement les exigences du FMI. La Bolivie est le pays le plus pauvre d'Amérique du Sud et y avoir un emploi stable relève du " privilège ". C'est dans la zone rurale, où vivent plus de 3 millions de personnes, que se concentre la pauvreté la plus extrême et que l'on trouve les indices les plus bas de développement. Dans la zone urbaine, une grande partie de la population est en situation de sous-emploi avec des revenus très faibles, des conditions de travail d'une grande précarité et l'absence de protection sociale, il s'agit souvent simplement de survie. Mais cette réalité cohabite avec une autre, bien différente, celle des " visages pâles " et de la bourgeoisie bolivienne qui vivent dans les beaux quartiers des différentes villes et travaillent soit dans des entreprises privées, des multinationales ou des organismes de coopération, leurs salaires yankees ou européens leur assurant un mode de vie dont la grande majorité, spécialement indigène, ne saurait rêver, exclue qu'elle est de ces privilèges. Récemment, le plan " Zéro coca " imposé par les Etats-Unis a provoqué la réponse de paysanNEs indigènes de El Chapare (1) qui ont bloqué les chemins, laissant une vingtaine de mortEs dans la cruelle répression gouvernementale, tandis qu'Evo Morales (2), député et chef de l'opposition reprenait ses anciennes fonctions.

A l'annonce de la nouvelle hausse d'impôts généralisée, des protestations sont venues des différents secteurs sociaux, puis, le mardi, la police s'est mutinée dans les commissariats et La Paz a passé la nuit sans patrouilles. Le mercredi matin, la police a manifesté au cri de " la policia y el pueblo unido jamas seran vencidos " ( ? ? ?) jusqu'au Palais gouvernemental de la Place Murillo où convergeaient diverses autres manifestations . Il y avait aussi un groupe de jeunes étudiants du tout proche collège Ayacucho (ceux que certains accusent maintenant d'être les instigateurs de tout) qui ont caillassé le siège du gouvernement et ont été réprimés par la garde avec des gaz. On ne sait pas très bien comment les événements se sont enchaînés ensuite : peut-être les gaz sont-ils parvenus à l'angle de la caserne du groupe spécial de sécurité (GES) où les policiers s'étaient mutinés, non loin du palais gouvernemental, ou peut-être étaient-ils tout simplement déjà en train de préparer une réponse, toujours est-il que la place s'est remplie de militaires et de policiers s'entre-tuant, aidés en cela par un grands nombre de snippers agissant depuis les toits. Jamais nous n'aurions pensé qu'il puisse être si facile d'en finir avec l'ennemi, il nous faudra prendre en compte cette devise de " diviser pour mieux régner " lors de prochaines occasions… Finalement 11 flics et 4 militaires y sont restés, sans compter une centaine de blessés. Cela a été la flamme, et le mécontentement général accumulé a finalement fait exploser la ville.

A midi ont commencé les incendies, accompagnés de pillages. D'abord ça a été le ministère du travail et du microcrédit : après avoir sorti les meubles et les archives auxquelles on a mis le feu, l'une de ces flammes a servi à faire cramer tout le bâtiment . A suivi le siège de la vice-présidence qui se trouve à environ 200 mètres et dont deux étages ont été détruits, puis ça a été le tour du tribunal militaire. Ensuite, alors que la nuit commençait à tomber, c'est le ministère du développement durable et de la planification qui a brûlé deux heures durant avant que n'arrivent les pompiers. Minuit passé, on voyait toujours les flammes au travers des fenêtres, tandis que des gens entraient dans la chambre du commerce, emportant tout sur leur passage. Il n'y avait ni policiers ni militaires dans les rues.

Mais les bâtiments publics ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de la colère de la " foule de délinquants ", les sièges de différents partis ont aussi été incendiés : le MNR (au gouvernement), le MIR (mouvement de la gauche révolutionnaire), l'UCS (union civique solidaire) et l'ADN (action démocratique nationaliste), sans compter une brasserie et des galeries comme Ismar & Handal, entre autres commerces . A la porte du Burger King, les gardes montraient les dents. Plusieurs distributeurs automatiques ont été pillés et des banques attaquées comme celle de Santa Cruz et la Financiera Aceso. Les stars des pillages ont sans doute été les ordinateurs, mais il y a eu bien d'autres choses. Des femmes, des enfants sur le dos, emportaient des vêtements, de jeunes couples sortaient quelques meubles, un ordinateur ou une télé, des vieux et des vieilles trouvaient quelque lampe, on pouvait voir des petits garçons et filles soulever un bureau à grand peine, des ados chargéEs de Cds et vidéos, des " pères Noël " les mains pleines de jouets… A la radio ou à la télé, on entendait les lamentations des présentateurs qui n'arrivaient pas à croire que les gens puissent les jeter alors qu'ils essayaient de
filmer les auteurEs des pillages et appelaient " la police et les forces armées à accomplir leur devoir et à protéger la propriété privée ".
Et pendant tout ce temps, sous les yeux stupéfaits des personnes présentes, les groupuscules de gauche faisaient leur réapparition au cri de " Vive la Révolution ! " et en donnant des consignes comme " brûlons l'ambassade yankee ! ". Si la révolte a pris tout le pays presque par surprise, ils ont sûrement été les plus surpris. Au dernier moment et portant quelques drapeaux, toujours à l'arrière-garde mais tentant de diriger une " masse " qui avait pourtant une idée très claire de ce qu'elle était en train de faire, ils courraient dans tous les sens sans savoir exactement quelle devait être leur place. Ceci concerne bien sûr ceux qui se risquèrent à sortir dans la rue.

Malgré tout , ce ne sont pas les magasins qui furent les plus attaqués, mais les bâtiments publics et cela n'a pas uniquement concerné la ville de La Paz. La révolte s'est étendue à l'ensemble du pays. A El Alto on a brûlé la Alcadia et pillé le bâtiment des douanes en plus des bureaux d'Electropaz et de la compagnie des eaux d'Illimani. A Cochabamba, Santa Cruz, Sucre et Tarija aussi, les blocages de routes se sont à nouveau répandus.

Dans le même temps, les prisonniers du pénitencier de San Pedro de la Paz se sont mutinés, exigeant des gardiens qu'ils ouvrent les portes et mettant le feu, tandis que les proches attendaient dehors que la tentative de fuite réussisse. Il a fallu un bataillon de policiers et de pompiers pour réprimer la révolte.

A minuit, les militaires sont sortis dans les rues pour " rétablir l'ordre ", arrêter des gens et fouiller chaque véhicule pour voir s'il ne transportait pas quelque chose provenant des pillages.

De la même manière, cette même police qui au début se présentait comme " l'alliée du peuple ", et l'appelait à la solidarité, n'a pas hésité, le lendemain , après que Goni leur ait jeté une poignée de bolivianos, à ressortir dans la rue, mais cette fois pour réprimer la manif qui avait lieu et arrêter pilleurs et pilleuses.

La manif, appelée par la très officielle centrale ouvrière bolivienne (COB) s'est finalement déroulée sans incidents au milieu d'un calme tendu et dans une ville déjà militarisée. La place Murillo était encerclée par des chars de l'armée et des snippers se trouvaient sur la plupart des toits. Passé midi, les affrontements avec la police et l'armée ont repris (certainEs ingénuEs demandaient des explications à la police sur son " changement d'attitude ") et ont laissé des mortEs et blesséEs en plus. Les " anarchistes " Mujeres Creando sont arrivées avec des tacos (3), un drapeau blanc et une affiche " Non à la violence " et se sont quasiment fait lyncher par ceux et celles qui résistaient aux gaz lacrymos. Les pillages et destructions ont repris, mais cette fois les propriétaires des magasins étaient armés et toutes les forces de l'ordre se trouvaient dans la rue. En peu de temps, des personnes se sont fait arrêter et finalement la répression a gagné.

Aujourd'hui, un jour plus tard, le bilan : les intellectuels pleurent le patrimoine réduit en cendres (on note qu'ils accordent plus d'importance aux meubles qu'aux humains), les ministres du travail et de la planification se lamentent de voir leurs bureaux détruits et préviennent que cela aura des conséquences sur les aides et les retraites, le salon Villanueva de la vice-présidence et ses tableaux de personnages illustres ne sont plus qu'un souvenir, tandis que le palais gouvernemental porte encore les traces d'impacts de balles, les Mujeres creando ont recouvert les bâtiments brûlés de graffitis, comme si elles avaient eu à voir avec ce qui s'est passé, la gauche a déjà arrêté de distribuer des tracts " Nous sommes avec le peuple dans la révolution ", on parle de ce qui s'est passé dans les réunions entre amis, pour beaucoup cela reste quelque chose de lointain, d'incompréhensible, comme si cela avait eu lieu dans un autre pays. Les " visages pâles " et la classe dominante respirent de nouveau tranquilles et continuent à engueuler leurs employéEs ou à jeter 2 bolivianos au cireur de chaussures de 6 ans à peine. Il y a 120 " vandales " en prison dont plus de la moitié sont des mineurEs et 4 civilEs mortEs (dont une infirmière qui était sortie dans la rue pour soigner les blesséEs et a été assassinée par un snipper), le président n'a toujours pas donné signe de vie (est-il en ville ? dans le pays ? est-il quelque part ?) et la ville a retrouvé son calme, comme si rien ne s'était passé.

Mais ce calme est-il bien réel ?

Correspondance reçue d'une compagnonne sur place
13 février 2003
(traduit de l'espagnol)

1) La province de El Chapare qui compte quelques 35.000 cultivateurs, dont la majorité sont des planteurs de coca, a été depuis le début l'épicentre du conflit autour du plan " zéro coca ".
2) Evo Morales : dirigeant du MAS. Ce mouvement issu de la lutte des cultivateurs a obtenu 20% des voix aux dernières élections et 35 députés, dont Evo Morales.
3) Tacos : galettes de maïs.