À lombre des baïonnettes
Des troupes noires traversent San Salvario et Porta Palazzo. Elles cherchent les pauvres les plus pauvres, exigent papiers et permis de séjour, arrêtent, perquisitionnent et expulsent. Dans nos quartiers le temps nest plus rythmé par le lever et le coucher du soleil, mais par ces rafles devenues si normales et quotidiennes quelles nont plus besoin de justification, de motif officiel, quelles ne méritent même pas quelques lignes dans les pages de La Stampa. Avant, les journaux parlaient de sauvegarde de la tranquilité du quartier et de répression des clandestins parmi lesquels se cachent des intégristes islamistes et des petits criminels. Maintenant ces journaux se taisent parce quil est de plus en plus évident que ce à quoi nous assistons est loccupation militaire de certaines zones de la ville, occupation qui nest pas seulement destinée aux clandestins et à ceux qui vivent de traffics illégaux. Bien sûr, dans un quartier occupé par la police, les clandestins sont obligés de se cacher et les traffics illégaux doivent changer de zone au moins pour quelques heures, mais ce nest pas tout. Ces rafles touchent aussi les immigrés en règle, faisant place à un discours, issue de la peur, qui fait plus ou moins ainsi : "Les italiens nous en veulent parce quils voient en nous tous des criminels. Mais nous sommes ici pour travailler et vivre tranquilles. Nous devons donc nous mettre à distance de ceux qui sont débarqués avec nous mais qui nont pas de permis de séjour ou qui se droguent, salissant limage de tous. Nous devons les isoler et quand ils sont arrêtés ou expulsés par la police nous devons rester dans un coin sans rien dire. Cest seulement ainsi que nous prouverons aux italiens que nous sommes de bonnes personnes et que nous serons enfin acceptés." Surtout diffusé dans le monde des associations et très clairement présent dans les positions de limam Bouchta, ce discours non seulement affaiblit lensemble des immigrés creusant ainsi un fossé irréparable entre les "régularisé" et les "irrégularisés", et ouvrant la porte à des luttes intestines mais il est aussi basé sur des faux présupposés. En effet, la peur de beaucoup ditaliens envers les étrangers nest pas directement liée au comportement réel des immigrés. Cest vrai que, dun côté, dans certaines zones de la ville, il nest pas toujours facile de marcher la nuit et que les problèmes de rue sont souvent créés par des étrangers. Mais cest également vrai que sils nétaient créés que par des italiens, il y aurait toujours la peur envers les étrangers, car cette peur est alimentée à dessein par les journaux, la télévision et les discours des politiciens pour concentrer sur les immigrés toutes les préoccupations quont les italiens dans une situation sociale de plus en plus incertaine et précaire. Il est donc inutile que les immigrés prennent leurs distances avec les personnes qui parmi eux sont considérées comme méchantes : même sils le font, ils nont aucune possibilité dêtre vus dun meilleur oeil.
En réalité, quand le maire dit "soyez sages, ou bien on vous vire", ça ne signifie pas "ne dealer pas, ne vous battez pas à coups de couteaux, ne soutenez pas Bin Laden". Il veut surtout dire "acceptez ces conditions de vie et de travail que les exploités italiens ne veulent pas encore accepter, sinon il ny a plus de place pour vous. Les permis de séjours périment vite, et vous vous retrouverez alors traqués par la police. Cest nous qui commandons, souvenez-vous en bien et nous vous le prouvons en déployant nos armées dans vos quartiers". Les rafles de ces derniers mois touchent donc lensemble des immigrés, pas seulement certains. Loccupation militaire de San Salvario et de Porta Palazzo ne sert pas seulement à donner la chasse aux clandestins, elle sert à faire peur à tous. Aussi aux italiens : dun côté elle leur faire croire encore plus que cest la présence des étrangers qui a fait empirer leurs conitions de vie, qui les rend incertains sur leur futur et qui les isolent ; dun autre côté elle les habitue à vivre à lombre des baïonettes et leur rappelle que nimporte qui, étranger ou non, peut devenir clandestin et être traqué par la police au moment où il veut en finir avec sa peur auprès de ceux qui lont créée, cest à dire les patrons.
Alors, on peut en conclure que les troupes noires qui parcourent nos quartiers sont là pour frapper lensemble des exploités. Si aujourdhui ils arrêtent ou expulsent quelquun, cest pour avoir les mains libres demain avec tous les autres, dans une ville de Torino où nous serons tous clandestins.
[Texte publié en français dans Il Viaggio, mensuel gratuit, n°2, décembre 2002]