Un autre printemps

Le printemps est finalement arrivé. Mais cette année, il a porté avec lui un vent mauvais, qui souffle fort sur les quartiers les plus pauvres de Turin et qui rend la vie de plus en plus difficile à ceux qui sont arrivés dans cette ville pour y chercher une vie meilleure. Ce vent n’est pas du tout invisible, il a un prénom, un nom et une adresse : il s’appelle “Alto impatto”, il porte l’uniforme de la police, et vient du gouvernement à Rome, où le Ministre de l’Intérieur Scajola a annoncé l’ouverture officielle de la chasse aux immigrés sans papiers. Bien que vieux de quelques mois, ce nouvel assaut aux clandestins a commencé à donner ses fruits les plus amers ces dernières semaines. Dans les rues, les bars et même dans les maisons de San Salvario et de Porta Palazzo se succèdent sans arrêt les interventions de la police qui remplit le plus possible ses véhicules d’étrangers pauvres pour les porter au poste. Là, ils sont identifiés et ceux qui ne sont pas expulsés aussitôt, ou enfermés dans le Centre de Détention Temporaire, rentrent à la maison avec en poche un avis d’expulsion pour la semaine suivante.

Ici, en ville, c’est arrivé à 158 albanais, presque tous “accompagnés” à la frontière, à une centaine de nigériennes, chargées en masse sur un boeing 777 en direction de Lagos, et aussi à beaucoup de roumains, marocains, algériens... L’ampleur de ces opérations est telle qu’il a fallu faire à la hâte des travaux d’agrandissement du lager de Corso Brunelleschi — qui sera de toute façon transféré dans une structure beaucoup plus grande, parait-il au fond de Via Bologna.

Les déclarations très dures de Scajola sur l’immigration ont également permis des opérations si malséantes et lâches que beaucoup d’anciens dirigeants locaux auraient eu honte de les proposer. Pour donner une idée du climat de plus en plus pesant de ce printemps, on peut rappeler ce maire lombard qui a proposé une rançon sur les clandestins pour encourager les italiens à signaler leur présence à la police. Ou bien, le conseil municipal de Turin qui, par l’intermédiaire du chef de la police municipale, a annoncé la “tolérance zéro” pour les vendeurs ambulants et les gardiens de parking illégaux. Ou plus simplement, la rétorsion à laquelle sont soumis les bars des quartiers pauvres s’ils n’affichent pas “interdit aux repris de justice et aux sans papiers”.

L’opération “Alto impatto” de Scajola sert non seulement à chasser le plus d’immigrés possible, mais aussi à terroriser tous les autres — clandestins ou pas — pour les faire tous vivre encore plus dans l’ombre, pour les rendre encore plus soumis et accommodants envers les patrons. Et apparemment, quand le projet Bossi-Fini sur l’immigration deviendra une loi, ce climat sera permanent.

Pourra-t-on arrêter ce vent mauvais de printemps qui sème la peur dans les quartiers pauvres ? En attendant, il faut savoir de quoi il s’agit exactement. Et pour cela, il faut savoir que derrière les interventions de la police dans les bars de S. Salvario il n’y a pas seulement Scajola et ses collègues dans leur lointain gouvernement. Il y a aussi tous les groupes politiques qui attisent en ville la haine contre les immigrés. Il y a aussi tous les fonctionnaires, comme par exemple la responsable du bureau des étrangers de la préfecture Rosanna Lavezzaro, qui organisent concrètement les rafles et les expulsions. Il y a aussi toutes les organisations, même humanitaires, qui travaillent à l’intérieur du lager de C.so Brunelleschi, toutes les entreprises qui fournissent le Centre en nourriture, équipement et services.

Ce n’est pas tout : en plus de la sévère répression élaborée par le Ministère de l’intérieur, il faut aussi penser que les Jeux Olympiques d’hiver de 2006 se rapprochent. Les dirigeants de la ville voudraient exhiber devant les caméras du monde entier un Turin décoré et propre, et c’est pour ça que dans les journaux on ne parle que des projets de restructuration de Porta Palazzo et de la zone de Porta Nuova. Des projets qui prévoient avant tout une normalisation de ces quartiers où les pauvres sont trop visibles et pas assez soumis, au point de “salir l’image de toute la ville”. Le maire est donc aussi responsable de cette chasse de plus en plus violente aux immigrés. Responsables aussi, la Fiat et toutes les entreprises et groupes de pouvoir qui accumulent beaucoup de sous grâce aux Jeux Olympiques.

Alors, qu’est donc ce vent mauvais de printemps qui souffle sur Turin ? C’est une grosse machine, avec tellement d’engrenages qui tournent ensemble, l’un relié à l’autre. Il restera insaisissable tant que les exploités ne sauront pas les identifier, ces engrenages qui tournent si près de nous qu’on peut les bloquer ; tant que chaque pauvre ne saura pas reconnaître qui alimente la peur ; tant que nous ne comprendrons pas tous que les discours sur la fraternité et sur la liberté ne sont que des paroles vides quand on vit à l’ombre des baïonnettes.

[Texte publié en français dans Il Viaggio, mensuel gratuit, n°6, avril 2002, p1]