Trop tard, messieurs, trop tard
Depuis le dernier numéro de Tempi di guerra sont passés six longs mois. Des mois au cours desquels la réalité s’est chargée d’illustrer plusieurs liens entre les expulsions et le monde qui les produit. Des mois au cours desquels, de Londres à Bagdad, de la Nouvelle-Orléans à Turin, de Clichy-sous-Bois à Athènes, le rapport entre l’état de guerre permanente, le racisme et la répression sont apparus avec une évidence brutale. Des mois, enfin, qui ont envoyé brûler les ultimes illusions d’intégration démocratique des pauvres dans cette société.
Les bombes londoniennes de juillet [2005], après celles de Madrid en 2004, ont porté en Europe un morceau d’Irak et de Palestine, renvoyant à une métropole occidentale une partie de cette violence indiscriminée que nous pensions avoir confinée dans quelque pays loin de notre normalité quotidienne. Vu que les gouvernants ne peuvent certes pas mettre en discussion le «meilleur des mondes possibles», la réponse a été une plus grande répression du dissensus, préparée et justifiée par une propagande dans laquelle on confond volontiers le rebelle et le kamikaze, l’étranger et le «terroriste». Ce délire du contrôle et de la «sécurité» a produit en Italie le «paquet Pisanu [du nom de l’alors ministre de l’Intérieur de Berlusconi]», c’est-à-dire le décret-loi du 27 juillet 2005. A une restriction globale des libertés individuelles (de déplacement, de communication, d’association) s’est ajoutée une annonce qui révèle plutôt bien l’époque dans laquelle nous sommes entrés : les Jeux Olympiques [d’hiver à Turin en février 2006] seront en même temps un événement médiatique, de grandes affaires et une gigantesque expérimentation policière. Le Divertissement et le Gendarme sont désormais ouvertement deux faces de la même réalité. Les Jeux de Turin seront surveillés par environ 10 000 agents. Les menaces ? Les «terroristes islamiques», les anarchistes, les ennemis entêtés du Progrès et de ses trains à grande nocivité. En somme, l’ennemi se cache partout grâce à ses métamorphoses insidieuses (l’étranger qui ressemble un peu à l’anarchiste, l’anarchiste qui se déguise en habitant du Val Susa...). Tentant de nous accoutumer à la guerre et aux catastrophes, les dirigeants se sont inventés les «exercices antiterroristes» avec de fausses bombes, des kamikazes, des figurants blessés et, par dessus tout, la population dans le rôle de cobaye. Ce n’est pas un hasard si le personnel de la Croix-Rouge participe à ces exercices. Des services fournis aux armées lors de les opérations militaires à la gestion de nombreux lagers en Italie, de sa présence en France sur les avions qui déportent les sans-papiers à la main d’œuvre prêtée à ces expérimentations humaines organisées par le Ministère de la Peur, les gens de la Croix-Rouge en uniforme nous préviennent que l’ignoble oxymore de la «guerre humanitaire» sera à partir de maintenant à prendre au pied de la lettre. La guerre est aussi ici, comme le démontrent les massacres d’immigrés au large des côtes italiennes, les rafles dans les quartiers, les incarcérations de ceux qui se rebellent. Une guerre qui mobilise à ses côtés ceux qui sont prêts à nommer «centre d’accueil» un camp entouré de barbelés, et à se comporter en conséquence. Une guerre planétaire qui affronte désormais aussi comme une urgence militaire les prétendues catastrophes naturelles. L’armée mobilisée à la Nouvelle-Orléans pour empêcher les pauvres de s’échapper ou de piller les supermarchés n’est-elle pas l’image fugace mais efficace des programmes sociaux les plus avancés que les gouvernements réservent aux exploités ? Pourtant, le blindage des villes et la militarisation des quartiers populaires ont une limite : les êtres humains et leurs réactions imprévisibles.
Le voile de l’Histoire, parfois se déchire. Clichy-sous-Bois (banlieue de Paris), 28 octobre 2005. Un contrôle normal des gendarmes. Une fuite normale de deux jeunes, Zyad et Bouna, pour éviter une nuit normale de coups à la caserne. Les jeunes, 15 et 17 ans, fils d’ouvriers immigrés, sont morts foudroyés par le transformateur dans lequel ils s’étaient cachés. L’information se propage dans le quartier, un quartier normal de banlieue avec 40 % de chômeurs et 50 % des habitants qui ont moins de 25 ans. Mais cette fois, la réaction n’est pas normale (ou peut-être est-ce la réaction de gens normaux et non pas normalisés) : l’émeute. Une émeute qui s’en prend aux commissariats dans lesquels trop de gens ont été tabassés; les autobus dans lesquels trop de gens ont été descendus par la police parce qu’ils étaient sans billet brûlent; les voitures sont incendiées, selon une modalité caractéristique des révoltes des banlieues, un message adressé aux autres. Cette fois le message est reçu haut et fort, alimenté par les déclarations racistes et imbéciles du ministre de l’Intérieur. Pendant près de trois semaines intenses, plus de cent villes sont réchauffées par les flammes d’une révolte toujours plus confiante en elle. Les flammes gagnent également la Belgique, la Hollande, Berlin et Athènes. Les dirigeants et leurs experts inventent toutes les causes du monde pour expliquer l’émeute, à part les vraies. On parle d’abord de raisons ethniques et religieuses, mais les images d’autorités islamiques qui courent avec la police pour contenir la révolte informent même les aveugles que ces jeunes n’ont aucune confiance dans les bubars (comme on appelle, en argot de banlieue, les «bourgeois barbus» de l’Islam). On parle ensuite de compétition entre bandes pour des questions de racket. Mais les enragés s’affrontent avec la flicaille et pas entre eux, alors que les zones des grands trafics de drogue sont les moins contaminées par l’émeute, à partir du moment où les affaires légales ou illégales, il n’y a pas de différence ont besoin d’ordre et de tranquillité. On s’insurge, enfin, contre la haine («nous ne portons pas la haine, mais la révolte» répond un jeune à un journaliste du Monde). Alors que les spécialistes parlent de tout à part du retour de la question sociale, le gouvernement introduit le couvre-feu exactement comme contre les arabes en 1955, au cours de la guerre d’Algérie et l’interdiction de se réunir à plus de trois dans les rues ou les cours d’immeuble, organise des arrestations de masse plus de 2500 et menace d’expulsion ceux qui, bien qu’étant nés en France, ont des parents immigrés. Certains, à présent, pleurent sur les coupes dans les subventions pour les associations de quartier et pour les «médiateurs culturels», figure sans laquelle il ne reste, en cas de conflit, que la police; d’autres rêvent à un urbanisme plus humain et à une intégration plus efficace, ou bien à une belle société civile avec ses multitudes laborieuses. Trop tard, messieurs, trop tard.
Et de notre côté ? Une modeste affiche en solidarité avec la «racaille» française finit sur le bureau de Pisanu et les colonnes de la Repubblica. Le Grand Flic, en effet, n’est pas tranquille, même si en Italie la réponse solidaire avec les incendies d’Outre-Alpes se limite à quelques petits épisodes. Pendant ce temps, à la Nouvelle-Orléans, la police abat de sang froid un noir de plus. En sommes, six mois de guerre militaire et de guerre sociale.
Mois au cours desquels nous avons vu croître la conscience que les centres de rétention (Cpt) et les expulsions sont des maillons importants de la chaîne de la domination, parce que la guerre, la répression du dissensus et le racisme sont des aspects indissociables. Des manifestations contre les frontières aux actions de perturbation au cours des «exercices antiterrorisme», des sabotages aux attaques contre ceux qui s’enrichissent sur les déportations aux tentatives de s’organiser contre les rafles, de la solidarité avec les immigrés en lutte aux pratiques contre les dispositifs de surveillance, quelque chose est en train de bouger.
Que les exploités reconnaissent leurs frères partout dans le monde. Que ceux qui se battent pour un monde sans cages ni papiers n’oublient pas les femmes et les hommes qui, pour avoir lutté, sont maintenant aux mains de l’ennemi.
[Traduit de Tempi di guerra, bulletin de correspondance des luttes contre les expulsions et leur monde, n°6, janvier 2006, pp.1-2. http://digilander.libero.it/tempidiguerra]
[Extrait de "Cette Semaine" n°90, septembre 2006, pp.18-19]