Les cercles sur le lac
Cet article est paru dans le numéro 2 de El salvanèl, un petit journal qui sort au niveau local dans le Trentin (nord de lItalie), et qui sintéresse au thème spécifique de lenvironnement. Il sadresse à toute personne qui voit le territoire quelle habite crouler sous le poids des intérêts économiques et celui des différents pouvoirs. Ce second numéro se rapporte à la question du recyclage des déchets. Cet article en particulier a été écrit après quon eut assisté à un défilé de chiffres et de politiciens, qui tentaient de récupérer lopposition publique à un incinérateur
Jétais en train de parler avec une personne à
propos des responsabilités vis-à-vis des problèmes
de lenvironnement, et celle-ci me faisait remarquer que,
si chaque fois que nous allumions la lumière, nous nous
souvenions quil y a une entreprise avec ses réseaux
hautement polluants derrière ces câbles électriques
(il est désormais démontré que les champs
électromagnétiques sont responsables de certains
types de cancers), que ces réseaux transportent une énergie
avant tout produite à partir de centrales nucléaires
ou de centrales thermoélectriques, que le nucléaire
est éternellement nuisible (rien quen pensant au
retraitement des déchets), que lautre quantité
consi-dérable dénergie utilisée est
basée sur la guerre du pétrole, sur loccupation
de territoires par lOccident et le massacre de populations
entières ; si chaque fois quun geste aussi maladroitement
quoti dien déchaînait devant nos yeux des images
de cette violence, peut-être préférerions-nous
devenir aveugles. Ou le sommes-nous déjà ? Sommes-nous
devenus si inconscients que nous ne pouvons plus être maîtres
des conséquences de nos actions, que nous navons
pas non plus la volonté ou la possibilité de les
connaître ?
Le rayon personnel de la conscience directe de mes actions (qui
concernent « le problème des déchets »)
se limite précisément à ce point-là
: de lacquisition dun produit (par exemple alimentaire)
à sa consommation, jusquà la production de
déchets. Tout au plus, quelquun me dira si je peux
réunir toutes les ordures dans un sac, ou mexpliquera
où je dois les mettre parmi les dix poubelles prévues
à cet effet. A partir de là, mieux vaut tout oublier,
ma conscience sefface, ce nest plus mon problème.
Comme une pierre jetée dans le lac et dont les cercles
sélargissent toujours plus, mon regard et mon attention
ne peuvent quen comprendre quelques-uns au fur et à
mesure que la distance se fait plus grande du centre, là
où jai lancé ma pierre. Cette distance qui
nest pas couverte lorsque nous ne réussissons plus
à voir, lorsque nous perdons la conscience des conséquences
de nos actes, nous ne nous demandons pas non plus où elle
mène (dans larc du temps, laxe de lespace)
: elle devient le territoire où interviennent la spécialisation
et la technologie, où se meuvent les techniciens, les experts
et les savants.
Ceux qui expliquent à grande voix dans les journaux, les
revues spécialisées et les télévisions
que nous vivons entassés comme des puces sur un chien,
que nous habitons une planète au bord de la rupture, que
nous produisons des montagnes de déchets si hautes que
même Messner ne réussirait pas à les gravir,
ceux qui soutiennent que « les chiffres sont si élevés
», que « ...les coûts et les bénéfices
», que «
les dégâts et les maladies
», que «
les statistiques et les morts
», quon ne peut contrôler le hasard, que «
la technologie nous sauvera mais quil faut avoir confiance
» (ou la foi ?), ceux qui parlent avec des nombres et répondent
avec des chiffres, qui nécoutent que ceux qui parlent
leur langue, pour lesquels nous ne comptons que comme un mort
de plus ou de moins, ceux qui hurlent qu« il y a besoin
de lincinérateur1 ou qualors nous sommes tous
stupides et aveugles ».
En effet, lorsquon ségare dans un rapport constructif
avec lenvironnement dans lequel nous habitons, nimporte
quelle fable revêtue de nombres et de paroles incompréhensibles
pourra nous sembler crédible, comme nimporte quelle
formule qui explique comment nous préserver du désastre
que nous sommes en train de créer, à force de consommer
et de jeter.
Et puis, en somme, les experts sont invités partout où
il manque un peu de bon sens, partout où la discussion
doit garder les pieds sur terre, dans une ambiance rassurée
et sereine avec ce sourire que seuls peuvent afficher ceux qui
ont trouvé la vérité dans les mathématiques
Cest vrai quils nous font sentir un peu ignorants,
que parfois on ne comprend pas vraiment ce quils disent
,
mais ils sont ensuite aussi disposés à traduire
ce quils disent au petit peuple, ils inventent alors des
exemples que vraiment tout le monde est à même de
comprendre !
Mais lorsque nous sentons, entre confusion et timidité,
un vague doute face à leurs tableaux, lorsquon suspecte
un peu que derrière les nombres il y a des chiffres qui
comptent bien plus ils se nomment euros ou dollars ,
eh bien le voile commence alors à se lever. Ce nest
pas un hasard si nous distinguons des hommes corrompus derrière
les blouses immaculées, payés pour interpréter
des chiffres qui pourraient être lus dune autre manière,
payés pour occulter les statistiques aux résultats
dérangeants, pour rechercher des preuves alimentant des
théories discutables ? Oui, mais discutables par qui ?
Ainsi, préoccupés quils sont de navoir
pas de moyens adaptés pour répondre à ces
experts, les comités et associations invitent habituellement
dautres experts, qui ne se sont pas vendus au premier imprésario2
venu. Pour ces bons spécialistes, il est aussi nécessaire
que les savants ne dialoguent quavec dautres savants
(ou saccusent ou sinsultent, selon loccasion).
Et nous ? Nous écoutons avec intérêt et espoir
quelquun qui nous donne dautres chiffres et dautres
interprétations, qui nous explique dans un langage plus
compréhensible ce que nous savons déjà :
par exemple quil ny a pas besoin de construire lincinérateur.
Cest vrai, nous le savions déjà, mais nous
avons à présent un peu plus dinformations,
clarifiées en chiffres et avec le détail des futurs
morts (mais je me souviens pourtant de Seveso depuis que je suis
enfant !), nous sommes scientifiquement convaincus davoir
raison. Et maintenant ? Nous leur laissons tout entre les mains
? Nous croyons un peu plus en la science et la technologie qui
peuvent nous sauver ?
Ma pensée va aux habitants dErto et de Casso,
mais oui, ceux du Vajont3, ceux qui vivaient si «profondément»
la montagne quils savaient déjà quelle
aurait cédée sous le poids des imposants travaux
de la digue (percement, comblement et transfert du lac).
Eux, ignorants des chiffres et des preuves scientifiques, obstinés
dans leur refus de croire les techniciens qui rassuraient les
gens butés, avaient perçu tous les cercles créés
par cette pierre jetée-là, toutes les conséquences
extrêmes, parce quils en avaient une connaissance
profonde et sincère, parce quil y avait un rapport
de coopération entre la montagne et toute leur vie. «
Peut-être, dira quelquun, que sils avaient trouvé
un expert en la matière qui allait à contre-courant,
un qui nétait pas vendu, auraient-ils pu faire entendre
leur voix de façon plus forte, plus décisive et
plus sûre. »
Certainement, mais ce nest pas eux qui auraient parlé,
ce naurait plus été leur lutte, et leur Vajont
se serait à nouveau transformé en un amas de nombres.
Cest vrai, un moment fondamental dune lutte est celui
de la recherche et de léchange dinformations
; mais ne le considérons que comme une étape parmi
toutes afin de parvenir à être plus conscients, afin
de construire une opposition plus décisive. Que ce soit
clair : les chiffres ne sont pas lunique raison pour sopposer.
En dautres mots, ils ne sont pas « la vérité
», les prétendues réalités scientifiques
ne sont pas le terrain doù pourra germer une lutte
passionnée ; de nombreuses autres raisons, et tout aussi
légitimes, aura celui qui ne veut pas par exemple que les
lieux où il jouait enfant soient détruits.
Si ce lien pur avec le territoire sur lequel nous vivons a probablement
été rompu depuis longtemps, nous pouvons trouver
des raisons de lutter dans nos souvenirs ou dans le désir
de se réapproprier le temps présent, et pas uniquement
à partir dune vision catastrophique du futur, dessinée
par quelque scientifique. Si nous sommes en quête dun
profond dialogue avec lenvironnement et ses habitants, cet
élan sera bien plus durable que nimporte quelle théorie
passagère. La lutte ne se base pas sur des nombres et des
statistiques, mais sur notre propre volonté de nous réapproprier
des cercles toujours plus grands : ce nest quainsi
que nous pourrons vraiment modifier les conséquences dun
acte.
Note de traduction :
1) Une contestation est en cours depuis de nombreux mois contre
la construction dun incinérateur régional
à côté de la ville de Trento. Lassociation
locale qui regroupe une partie des habitants a notamment organisé
un colloque dans des salons huppés avec des contre-experts,
pour ,dune part, démontrer la nocivité de
lincinérateur et ,dautre part, proposer une
solution alternative.
2) Jeu de mots : impresario signifie en italien à la fois
imprésario et entrepreneur.
3) En 1962, le barrage du Vajont, contesté par la population
mais construit quand même, provoque un accident jamais vu.
En effet, une nuit, un pan de montagne, fragilisé par les
travaux de la construction dun lac artificiel, tombe dedans,
provoquant une gigantesque vague qui franchit et va anéantir
un village entier situé à 10 kilomètres de
là, tuant presque tous ses habitants.
[El Salvanèl, CP 45 - 38068 Rovereto - n°2, mars 2005, pp.2-3]