L’homme et le rat
(brochure #2 de TLMD, avril 2001)

Le bruit du fourgon de police, provenant du moteur en mauvais état, de sa structure formée de cabanons déboîtés par tant de kilomètres, couvrait celui de ma tâche ardue : je tentais de démonter, dans cet espace plus que réduit, le plancher du fourgon. Dans cet endroit si minuscule, il était impossible d’ôter les rivets avec ce petit morceau de fer mou qui gémissait à chaque tentative. Mes mains transpiraient, mon cœur battait plus fort quand les « picoletos » jetaient un coup d’œil pour vérifier que j’étais bien menotté et que je ne faisais aucune manœuvre suspecte. Ils connaissaient mon désir ardent de liberté et savaient que je pouvais tenter de m’échapper à tout moment. A quelques occasions, ils essayaient de dissimuler leur vigilance derrière de faux gestes humanitaires, en cachant leur hypocrisie. Pour regarder à l’intérieur du cabanon que j’occupais, ils me demandaient : « Comment ça va, Avila ? Bien ? ». Je souriais en me donnant le luxe de l’ironie, celle que nous réservons à certaines occasions, et je répondis : « Très bien, fabuleux ».

Il n’était pas facile de créer une ambiance détendue. Ils ne se séparaient pas de leur suspicion, pas même le temps d’allumer une cigarette. Ils voulaient arriver à destination à n’importe quel prix, mais la perfection est une utopie, et la sécurité est construite sur des piliers et des briques d’insécurité. Ainsi donc, peu à peu, le plancher du fourgon s’est ouvert. L’ouverture n’était pas assez grande, mon corps ne pouvait s’y introduire. Il fallait encore l’agrandir, je le fis. Mon euphorie était visible. Depuis la solitude et le plus cruel enfermement de l’homme, je pouvais caresser la liberté au bout de mes doigts meurtris. Désormais, j’attendais que nous passions dans une ville ou qu’ils s’arrêtent dans un endroit pour manger ou à un feu rouge. J’étais nerveux. J’avais peur. Mon état d’anxiété bombardait mon muscle anarchique, qui battait à une allure incroyable. Je pouvais sentir les palpitations à mes tempes. Les « vert-olive » parlaient de syndicat et de militarisation, de tout et de rien.

Enfin, nous sommes rentrés dans une grande ville. Je pris mon souffle, je respirais profondément. Je ne priais pas, car je ne crois pas à ce qui est intangible, mais je sentais une force psychologique, comme si j’étais capable de faire passer le feu au rouge. Il fallait y aller, et j’y suis allé. J’introduisis d’abord les jambes jusqu’à la ceinture, puis je levais les bras et me fis descendre d’une façon incroyable ; je sortis du fourgon. Etonné par l’envergure de ses roues, je me dressais et pus voir que l’escorte, une patrouille et deux « picolos », ne s’aperçurent pas de ma manœuvre. Je traversais la rue sans courir et sans que ma peur fut trop visible et, au carrefour, je courus de toutes mes forces, je courus au large sans rencontrer aucun obstacle. Mais quelque chose m’échappait : pourquoi passais-je à travers les édifices ? Pourquoi passais-je à travers les voitures ? Par quelle magie ? Soudain je m’évanouis et j’eu la sensation de tomber dans les égouts.

Je ne sais pas combien de temps je restais là, au milieu des détritus, des pestilences et des rats. En revenant à moi, je me sentis observé et, effectivement, un nombre indéterminé de rats me regardaient, et ils paraissaient échanger leur opinion sur moi car ils poussaient de petits cris incompréhensibles. Leur attitude n’était pas agressive, et bien que j’ai toujours eu une phobie sans limite pour ce genre d’animaux, je ne ressentais rien à ce moment. Leurs mouvements de moustache m’inspiraient une confiance terrible. Je restais calme puis pensais : « le rat est aussi un animal parqué, le rat est comme moi ». Je décidais de me solidariser avec eux. Dans la zoologie sociale, eux aussi sont persécutés, nous avons un lien secret, nous sommes de la race de ceux qui fuient, du groupe de ceux qui ne doivent pas vivre. Je voulais, je désirais utiliser un langage qui m’aurais permis de communiquer avec eux, mais je me sentis ridicule dans l’intention que j’avais d’imiter leurs petits cris pointus, et j’étais persuadé qu’ils n’y comprendraient rien. Je cherchais simplement à leur dire tout ce que nous avions en commun.

Quelle ne fut pas ma surprise quand, tous regroupés, ils prirent une même direction dans ce cloaque, comme pour m’inviter à les suivre, ce que je fis. C’était un labyrinthe dont la décoration marquait la marginalité la plus extrême, celle que des groupes écologistes ne prennent pas la peine de visiter (je pensais à la SPA : dans leurs discours, ils prétendent que tout animal doit vivre dignement ; la vérité est très différente, s’ils ne se soucient pas du fait que leurs semblables soient torturés, quel genre de sensibilité peuvent-ils éprouver pour les pauvres petits animaux ?). Nous débouchâmes dans une galerie qui, soudain, s’illumina. L’éclat de la lumière m’obligeait à fermer les yeux mais je les rouvris aussitôt. Et là m’apparut l’image de Miguel Hernandez ! Oui, c’était lui, déguenillé, malodorant, mais avec la même richesse d’esprit dont il témoigna toujours quand il donnait son avis. Je lui parlai de notre similitude avec les rats, et il ajouta que nous aussi, dans les prisons, avions été des cobayes, et qu’après sa mort, les rats lui avaient démontré leur supériorité sur l’homme en honnêteté, en loyauté, en égalité et en fidélité...

Je sursautai et remarquai une rude poussée, un coup et ensuite une voix dure et autoritaire me dit : « Réveille-toi, Avila, nous sommes à Lugo, nous sommes arrivés. Et sache que nous ne sommes pas des rats ! Nous t’avons entendu et nous ferons un rapport concernant tes insultes, en avant ! ». C’est ainsi que cette histoire s’achève quand j’ai émergé de ce rêve.

Francisco Javier Avila Navas, prison de Badajoz

Traduit de l’espagnol. Extrait de la brochure « Fug@ de la sociedad carcel, Solidaridad con las luchas do los presos », novembre 2000, pp 16-17. A commander à : ComunicAccion Directa - Apdo. 156072 - 28080 Madrid - Espagne.